Auguste à Albert (17 juillet 1865)

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Dublin Core

Titre

Auguste à Albert (17 juillet 1865)

Date

17/07/1865

Résumé

Dans cette lettre, Auguste1 exhorte son fils Albert (14 ans) à la discipline intellectuelle et au choix sérieux de sa carrière, le mettant en garde contre la paresse d'esprit.

Il évoque aux deux tiers son frère Emmanuel (12 ans), à qui il destine donc les mêmes conseils.

Il appelle Albert (son fils aîné) mon gros. Il est important de replacer cette lettre dans le contexte de l’époque, qui n’a plus rien à voir avec aujourd’hui, même si certains concepts et conseils demeurent justes.

Contributeur

Angélique Sentihes

Lettres Item Type Metadata

Location

Rio de Janeiro

Expediteur

Auguste

Destinataire

Albert

Transcription

Rio de Janeiro, 17 juillet 1865

Mon cher Gros,

J'ai été bien heureux de retrouver ici hier une lettre de ta mère du 8 mai, égarée pendant un mois à la Poste et dans laquelle j'ai trouvé celle que tu m'as écrite le 4 du même mois. Tu te plains que je ne t'écris pas souvent. J'ai fait plusieurs fois en ce qui vous concerne ton frère et toi la même plainte à maman. Il me semble que j'ai plus de raisons que vous deux et qu'on pourrait vous appliquer les mots de l'évangile. « Tel voit une paille dans l'œil du voisin… » Tu sais, tu sais la suite, n'est-ce pas mon gros ?

D'après ce que tu me dis, je te vois très heureux de faire des cartes géographiques. « Ce travail-là me plaît beaucoup », ajoutes-tu. Ce n'est pas un travail, mon gros loup. C'est un amusement, une distraction. En pareille besogne, l'esprit n'a rien à faire. On copie des lignes, on barbouille des couleurs. Cela peut se faire en riant, chantant, causant.

Certainement, ce n'est pas inutile, mais c'est une véritable récréation. Il n'y a de travail que quand l'intelligence fonctionne, il y a plus de mérite à traduire une phrase de dix mots tant soit peu difficiles qu'à copier toutes les cartes de la terre. Il ne faut pas t'abuser là-dessus, et pendant que tu es jeune, il faut combattre de toutes tes forces la tendance à la paresse d'esprit.

Le bon Dieu nous a donné une intelligence comme il nous a donné des bras et des jambes. Si pendant vingt ans nous ne nous servions pas de nos membres, ils se raidiraient, s'affaibliraient et ne nous seraient d'aucun secours quand nous voudrions nous en servir.

Il en est de même de l'intelligence, qui peut augmenter et même s'acquérir par le travail, mais qui s’obscurcit quand on la laisse inactive. Aies toujours cela à l'esprit, mon cher gros. Tu comprendras toute la reconnaissance que tu dois à ta mère pour le mal qu'elle se donne et la persévérance admirable qu'elle met à te faire travailler et à développer ton intelligence quelquefois malgré toi. Tu l'en béniras un jour.


Ce n'est pas l'intelligence qui te manque, mon cher gros. J'en ai la preuve dans ta façon d'observer, de réfléchir, et de raisonner quand tu veux t'en donner la peine. Ce qui te manque, c'est l'application. Or, l'application est en grande partie une affaire de volonté, (souligné deux fois). La volonté, tout le monde l'a, bonne ou mauvaise. J'espère que tu feras usage de la bonne. Sans cela, on ne devient jamais un homme.

Oui, j'ai reçu tes petites peintures et comme tu me recommandais de ne pas les perdre, je te les ai renvoyées. J'en ai été content. Elles dénotent du coup d'œil et du goût. C'est un bon amusement. Si tu veux, tu réussiras dans le dessin. Cultive-le. C'est très utile et très agréable à la fois. En dehors des modèles que tu copies à la classe, exerce-toi à faire quelques objets d'après la nature et ne te lasse pas de recommencer jusqu'à bonne ressemblance.

Tu m'annonces dans ta lettre ton désir d'entrer dans les Eaux et Forêts. Sais-tu ce que c’est mon gros ? Quel genre de service, d'appointement, de besogne cela représente ? Autrefois, il y avait très peu de place dans cette administration dont les abords étaient conséquemment difficiles, il fallait de plus présenter à l'école spéciale, passer un examen de la même force que celui pour l'école navale, c'est-à-dire beaucoup de mathématiques.

Je ne sais ce qu'on exige aujourd'hui, mais il faut certainement être bachelier. Je ne ferai jamais opposition, mon cher enfant à la carrière que tu voudras embrasser. Tu prendras celle que tu voudras et je t'y aiderai de toutes mes forces. Mais pour ton avenir, pour ton existence, il faut que tu te décides de bonne heure à choisir et que ton choix fait, tu y marches avec résolution.


Sais-tu mon gros que tu vas avoir 14 ans et qu'à 17, plus de la moitié des carrières à écoles te seront fermées. En France, un jeune homme qui n'a pas sa carrière faite à 20 ans est un homme déclassé, inutile quand il ne devient pas un vaurien.

Cela te paraît bien loin, 20 ans ? Il te semble que cela n'arrivera jamais ? Hélas, les années volent vite ! Mais mes chers enfants, quoi qu'il arrive, vous aurez une carrière. Je ferai tous les sacrifices possibles pour vous en donner une libérale. Mais si à 20 ans, Vous n'y aviez pas réussi, il reste celle des armes que je vous ferai prendre. Il y a bien des généraux aujourd'hui qui se sont engagés, soldats, vous essayeriez alors de faire comme eux.


Mais mon gros Albert, j'espère que tous deux, vous aimerez mieux faire comme moi. Papa Fauvel pouvait faire des sacrifices. Jusqu'à ce que j'ai mes 15 ans et demi. Je savais que je n'entrais pas alors à l'école navale, il me faudrait m'embarquer comme mousse ou apprendre un métier quelconque. Je ne l'ai pas voulu. J'ai travaillé et à 16 ans, ma carrière était faite. Je ne coûtais plus un sou à ma famille.

J'espère qu'il en sera de même pour vous, mes enfants, que sur mes vieux jours, j'aurai la joie de vous voir réussir et que vous m'épargnerez le chagrin de voir aboutir tous mes efforts et mes sacrifices pour vous à un mousquet et à une feuille de route de soldat.

Voilà, mon cher Albert, une lettre sérieuse. Mais tu n'es plus un enfant et il faut que tu voies la vie telle qu'elle est. Médite cette lettre, relis-la souvent, je t'en prie. Il n'y a pas un mot qui ne soit vrai, certain, et écrit pour ton intérêt et ton bonheur.

Par-dessus tout, mon enfant, reste religieux et pur. Sois religieux de cœur, ne te contente pas de l'être des lèvres. Rappelle-toi que la prière qui ne naît pas du cœur n'est que parole jetée au vent, qu'une bonne action, si petite qu'elle soit, vaut mieux qu'une longue prière, que tu as cent occasions par jour de faire une bonne action, et que les actions les plus méritoires consistent à remplir de gaieté de cœur et avec empressement les devoirs qui nous sont imposés.

Aimer, mon cher enfant, une leçon apprise, un thème, une version faits de bonne volonté, avec l'intention d'être agréable à ses maîtres, à sa mère et à Dieu, te seront comptés comme de bonnes actions et rempliront ton cœur de joie. Au contraire, les mêmes choses faites avec répugnance sont de vrais péchés, car agissant ainsi, on lutte, on se révolte contre le devoir. La chose la plus désagréable à Dieu et dont on est toujours puni par une mauvaise conscience est un esprit troublé.


Merci mon gros des détails que tu me donnes sur Mignonne, aime la bien et de ton frère aussi. J'ai bien envie de vous revoir tous et de vous embrasser. J'espère toujours que j'aurai ce bonheur dans le courant du mois d'octobre. J'ai cherché quelques feuilles pour toi. Le directeur du jardin botanique, un allemand très savant, m'a dit qu'il m’en préparait quelques-unes. Je suis allé hier le voir dans son jardin au pied du Corcovado. Il a déjà préparé et testé plus de 200 plantes, feuilles d’arbustes et fleurs. Je suis embarrassé de mes richesses. Je ne sais pas comment emporter tout cela, c'est bien volumineux. Il y a de quoi faire un herbier superbe. C'est égal, je tâcherai de l'emporter. Il y aura de quoi plaire à ce bon Père Vignon, et à toi aussi je pense ; mais mon gros, comment reconnaîtras-tu un ... (non déchiffré)? Penses-y.

Au réveil, mon cher Albert, couvre ta mère de caresses pour moi. Fais mes amitiés respectueuses à Papa Fauvel. papa et maman Cappe, embrasse ton frère, dévore Michette pour moi. Je t'embrasse de toutes mes forces sur ton gros museau.

Ton père qui t'aime.

Auguste Fauvel