Père Vignon à Albert (26 juillet 1879)

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Dublin Core

Titre

Père Vignon à Albert (26 juillet 1879)

Date

26/07/1879

Résumé

Une lettre d'anthologie du Père Vignon à Albert : pauvre Margaret !!!

Contributeur

Laurent Vilbert

Lettres Item Type Metadata

Location

La Haye Pesnel

Expediteur

Père Vignon

Destinataire

Albert

Transcription

Haye Plesnel – 26 septembre 1879

Mon cher Crocodile,

Je serai croqué tout d’une pièce si j’étais à la portée de votre machoire, et j’ai réellement peur d’un correspondant qui signe alligator. C’est qu’en effet, vous devez avoir une dent contre moi, que dis je, une dent ; mettons en deux cent, chiffre modeste pour un si terrible caïman. Somme toute je n’ai guère peur du grand saurien chinois qui se permet de dire après son redoutable prénom (qui n’est pas celui de son baptême) le nom du bien aimé enfant qui pour moi s’appellera éternellement Albert Fauvel.

Ah oui ! vous signez bien du nom d’alligator ; car vous liez tous ceux qui vous connaissent dans les liens de l’affection ; vous êtes pour moi et pour mon coeur un bon et aimable charmeur ; vous m’avez pris dans vos filets depuis longtemps, car je ne sais si j’aime quelqu’un plus que vous au monde et comme on dit que l’amour est aveugle, je ne sais l’effet pour moi ; mais à coup sûr, je vous trouve mille qualités charmantes ; vous êtes pour moi un être gentil, spirituel, aimable, aimant, franc, loyal, grand par l’esprit et le talent, plus grand encore par le coeur et le courage ; et surtout, surtout, captivant par la grandeur de vos pensées et les pieuses aspirations de votre âme. Où est-il, sur cent mille, celui qui, dans vos conditions d’existence, n’eut pas laissé à tous les épines du chemin, s’accrocher les lambeaux de son innocence !!

Et la pauvre Margaret ! En avez vous là gros sur le coeur ? Etes vous bien pris ? Etes vous assez alligator Fauvel ? Enfin, je n’aurais rien à dire si tout se peut faire en tout honneur et bonheur ; si vous qui savez être grave, à vos heures ; si les bons pères de Shanghaï, si maman Fauvel si méticuleuse (et à bon droit) si Dieu enfin, par toutes ces voix autorisées vous approuvent tôt ou tard ; si surtout vous arriviez comme vous le pensez, à sauver une bonne âme, s’il y a réellement là pour vous la dignité, le caractère élevé, le dévouement, l’affection durable et toutes les qualités dignes de vous captiver ; encore si la fortune est loyale, si l’honnêteté est sauve alors ma voix vous est acquise et mes prières et mes souhaits de bonheur aussi.

Mais tout cela demande réflexion ; il ne s’agit pas, comme dit maman Fauvel, de se laisser éblouir les yeux par un amour de rocaille et de la poussière rose et bleue ; il ne faut pas que ce soit affaire de museau plus ou moins bien taillé, de minois plus ou moins séduisant ; tout cela, à bien prendre la chose, n’est que la boue élégante, barbouillée et parfumée ; les grâces sont choses si éphémères ; elles vivent souvent ce que vivent les roses, l’espace d’un matin ; l’espèce d’ensorcellement et de vertige que produisent sur une pauvre nature de 28 ans l’aurore dont sont parés, pour quelques jours, ces séduisants fantômes, laisse après lui, souvent, un long sillon de soucis, des désenchantements affreux et parfois le remords et l’ignominie. Il faut y regarder en deux fois, pour ne pas dire en mille fois ; il faut calculer ce que pour une goutte de miel il y aura de tonneaux de vinaigre à boire.

Et puis, halte là, on est chrétien sérieux avant tout. Laissons les pauvres papillons et hobereaux d’un siècle fou se brûler à la stupre chandelle de deux beaux yeux. Dieu est plus beau que ses oeuvres ; J.C est un amant de nos âmes qui ne peut perdre ses droits : le salut avant tout et tout le reste passe après les inénarrables beautés que le ciel nous promet et que nous pouvons être appelés à posséder demain.

Savez vous, d’ailleurs, que vous n’êtes pas un futur facile à marier, par le fait des qualités très réelles que j’énonçais tout à l’heure et qui font de mon ami Albert, une nature privilégiée toute à part, vous devenez fort difficile à marier. Il vous faut, comme dans l’écriture, une compagne choisie :electa ixter mille. Ou vous serez très heureux, ou vous serez très malheureux. Quel billet de loterie à tirer. Tâchez d’y avoir la main bonne et pour cela continuez, comme vous le faites, à intéresser le Ciel à une pareille oeuvre. Du reste je ne puis me défendre de la persuasion la plus complète que Dieu aidera un être aussi bon que vous et qu’il n’unira jamais la pauvreté de l’intelligence, de l’esprit et du coeur, à une pareille richesse de dévouement, de dignité, d’affection. Ainsi, mon Bien Aimé Albert, je n’ai plus qu’à m’unir à vous pour adresser à Dieu, à Jésus et Marie de bien pressantes supplications pour votre bonheur présent et éternel.

J’ai commencé par vous dire que vous deviez avoir une dent contre moi. Si la chose était, vous ne feriez que me rendre justice ! Vous ai je assez négligé, dites ! Y a t’il assez longtemps que je n’ai fait traverser l’Océan Indien et les mers de Chine à mon papier et à mon coeur ? Je m’accuse : c’est une grande faute ; cette négligence me blesse maintenant (?). Je m’en veux ; j’ai peine à me pardonner. Toutefois si mes souvenirs ne me servent pas mal, vous avez dû recevoir une lettre en avril dernier. Mais, si vous n’en avez point reçu, alors c’est plus d’une année de négligence qu’il faudrait inscrire à mon compte, ce qui est horriblement mal ! Il y a toutefois, une excuse assez vague, sans doute, que je pourrais apporter. Je m’étais imaginé que vous m'aviez dit que vous viendriez pour l’exposition ou quelques mois plus tard. J’ai hésité longtemps, sous l’influence de cette idée, à vous écrire une lettre qui vous aurait croisé en chemin. Aujourd’hui encore, en écrivant ces lignes, je me figure que ma lettre ne vous trouvera pas à Shanghaï et que vous êtes en route pour l’Europe. C’est donc un peu à l’avenure que je vous expédie cette petite épitre.

Et, de fait, mon bon et cher Albert, il commence à se faire temps qu’on vous revoie. Quel bonheur de vous embrasser, de feuilleter avec vous tant de souvenirs, de péripéties, de pages, aussi, de papillons, poissons, insectes, reptiles et le reste. Car vous me semblez presque un nouveau Christophe Colomb dans les steamers de l’Extrême Orient. Si vous vivez encore pour 60 ans, quel érudit ferez vous donc et quelle sera l’académie d’Europe qui ne vous aura pas ouvert son sanctuaire.

Pour moi je reviens d’une expédition de cinq à 600 lieues, exécutée sans sortir de France. J’avais affaires en Alsace, Bourgogne, Berry et Bretagne. J’ai parcouru la France dans plus d’une de ses dimensions. Dans cette excursion j’ai rencontré plusieurs pères de la Compagnie de Jésus. Tous m’ont prononcé votre nom et l’admiration que, à plus d’un point de vue, vous inspirez aux bons Pères de Shanghaï, s’est révélée jusqu’en France. Je voyageais spécialement avant hier avec un jeune et délicieux novice des BRJJ (?) d’Angers. Il m’a appris que son oncle, ex ingénieur fort distingué, et depuis Jésuite, partait avec cinq autres Pères pour Shanghaï.

Adieu, mon bon Albert, je vous laisse. 32 lettres en arrière à répondre, des malades à visiter, mille choses arrivées à expédier, me ravissant le temps que je serai si heureux de prolonger avec vous. Croyez moi, plus que jamais et pour toujours, votre vieux Blanc bec d’ami et père.